Le 17 juin 1996 a été rendue une décision qui était attendue avec impatience et quelque inquiétude par les franchiseurs français.
L'enjeu était en effet de taille: la Cour d'appel d'Amiens devait préciser, au terme d'une longue procédure judiciaire qui opposait la Sté Phildar à l'un de ses
anciens franchisés, les conditions de validité d'une clause d'approvisionnement exclusif dans un contrat de franchise (V. le texte de l'arrêt de la Cour d'appel d'Amiens, infra, p. 179).
Or l'approvisionnement exclusif est une clause habituelle des contrats de franchise. Elle consiste, pour un franchiseur, à imposer à ses franchisés d'acheter exclusivement des produits fabriqués par lui-même ou par un fournisseur tiers, mais agréé par le franchiseur.
Elle a ses défenseurs, qui considèrent que le succès d'une franchise repose précisément sur la possibilité, pour le franchiseur, d'imposer aux franchisés l'achat des produits qu'il produit ou choisit; mais elle a aussi ses détracteurs, qui estiment que cette clause heurte le principe d'indépendance des franchisés, et soulignent qu'elle est contraire au principe de la libre concurrence.
La question de la validité de ces clauses par rapport aux règles de la concurrence paraissait résolue depuis l'adoption, au niveau communautaire, du règlement d'exemption n° 4087-88, le 30 nov. 1988.
En vertu de l'art. 3-1 b de ce règlement, le fait d'imposer au franchisé de "vendre ou utiliser dans le cadre de la prestation de services, des produits fabriqués seulement par le franchiseur ou par des tiers désignés par lui" est licite, dans la mesure où cela est « nécessaire pour protéger les droits de propriété industrielle ou intellectuelle du franchiseur ou pour maintenir l'identité commune et la réputation du réseau franchisé», «lorsqu'il n'est pas possible en pratique, en raison de la nature des produits qui font l'objet de la franchise, d'appliquer des spécifications objectives de qualité ».
Faisant écho à ces dispositions communautaires, la Cour d'appel de Douai avait jugé, dans l'arrêt Phildar en date du 5 déc. 1991, que la clause d'approvisionnement exclusif était valable, car « nécessaire pour préserver l'identité et la réputation du réseau de franchise Phildar ».
La Cour de cassation a pourtant cassé cet arrêt, estimant que la cour d'appel n'avait pas suffisamment expliqué en quoi la clause se justifiait par l'intérêt du réseau. Elle ne se contente donc pas de la justification générale, abstraite, énoncée par les juges de Douai, mais subordonne désormais la justification de la clause à une démonstration concrète de son caractère indispensable pour le réseau.
C'est ce à quoi s'est donc livrée la Cour d'appel d'Amiens, statuant sur renvoi après cassation. Elle a bien conclu à la licéité de la clause, mais à l'appui d'une démonstration exhaustive de son utilité.
De par sa motivation, l'arrêt rendu à Amiens confirme qu'une obligation d'approvisionnement exclusif n'est pas licite en soi, mais qu'il appartient au franchiseur souhaitant l'imposer à ses franchisés, d'en prouver le caractère indispensable pour l'intérêt de son réseau. Une décision récente du Conseil de la concurrence témoigne de la même tendance à faire peser en la matière, la charge de la preuve sur le franchiseur. Le rapprochement de ces deux décisions est intéressant car il apporte par ailleurs des précisions quant aux produits susceptibles de faire l'objet d'une telle clause (II).
Il n'en demeure pas moins que ces décisions s'inscrivent dans la droite ligne des jurisprudences européenne et française, d'une part soucieuses d'éviter les pratiques anticoncurrentielles, d'autre part conscientes du caractère parfois indispensable de cette clause dans les contrats de franchise. Il convient donc de les replacer dans le cadre de la jurisprudence qui les a précédées, opérant une appréciation au cas par cas des clauses d'approvisionnement exclusif (I).
1. LE CADRE LÉGAL ET JURISPRUDENTIEL DES CLAUSES D'APPROVISIONNEMENT EXCLUSIF
La validité d'une clause d'approvisionnement exclusif n'est pas systématiquement admise au regard de la réglementation européenne de la concurrence. Elle peut, en particulier, tomber dans le champ d'application de l'art. 85, paragr. 1, du Traité de Rome du 25 mars 1957 qui prohibe les ententes. En effet, un franchisé lié par un engagement d'approvisionnement exclusif échappe par définition aux producteurs non apéés par le franchiseur.
Si ce dernier acquiert une part de marché importante, en raison du nombre ou de la taille des entreprises de son réseau, il en résultera une limitation sensible des débouchés au détriment des autres producteurs.
C'est la raison pour laquelle, la Cour de justice dans un premier temps, puis la Commission, ont dû dégager les clés d'appréciation d'une telle clause, qui sont aujourd'hui contenues dans le règlement du 30 nov. 1988 portant exemption de certains accords de franchise (A).
Par ailleurs, les dispositions européennes relatives à la concurrence étant directement applicables en droit français, les juges nationaux sont tenus d'en faire assurer le respect.
C'est donc, en conformité avec les principes dégagés au niveau communautaire que le Conseil de la concurrence, organisme compétent en France pour connaître en première instance des pratiques anticoncurrentielles, a lui aussi posé certaines conditions en matière d'approvisionnement exclusif (B).
A. LES RÈGLES EUROPÉEl\NES CONCERNANT LES CLAUSES D'APPROVISIONNEMENT EXCLUSIF1° ) Art 85 du Traité de RomeUne clause d'approvisionnement exclusif est susceptible de se voir interdite par l'art. 85, paragr. 1, du Traité de Rome, qui dispose:
« sont incompatibles avec le marché commun et interdits tous accords entre entreprises, toutes décisions d'association d'entreprises et toutes pratiques concertées, qui sont susceptibles d'affecter le commerce entre États membres et qui ont pour objet ou pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence à l'intérieur du marché commun, et notamment ceux qui consistent à:
a) fixer de façon directe ou indirecte les prix d'achat ou de vente ou d'autres conditions de transaction;
b) limiter ou contrôler la production, les débouchés, le développement technique ou les investissements;
c) répartir les marchés ou les sources d'approvisionnement;
d) appliquer, à l'égard de partenaires commerciaux, des conditions inégales à des prestations équivalentes en leur infligeant de ce fait un désavantage dans la
concurrence ;
e) subordonner la conclusion de contrats à l'acceptation, par les partenaires, de prestations supplémentaires qui, par leur nature ou selon les usages commerciaux,
n'ont pas de lien avec l'objet de ces contrats ».
L'art. 85, paragr. 2, précise gue « les accords ou décisions interdits en vertu du présent article sont nuls de plein droit ».
Mais la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés Européennes, puis la pratique de la Commission, sont venues préciser progressivement dans quels cas les clauses d'approvisionnement exclusif étaient compatibles avec ces dispositions ou plus exactement à quelLes conditions ces dispositions ne leur étaient pas applicables, et ce en vertu de l'art. 85, paragr. 3, du Traité, qui ajoute: « toutefois, les dispositions du paragr. 1 peuvent être déclarées inapplicables:
- à tout accord ou catégorie d'accords entre entreprises,
- à toute décision ou catégorie de décisions d'associations d'entreprises et
- à toute pratique concertée ou catégorie de pratiques concertées, qui contribuent à améliorer la production ou la distribution des produits ou à promouvoir le progrès technique ou économique, tout en réservant aux utilisateurs une partie équitable du profit qui en résulte, et sans:
a) imposer aux entreprises intéressées des restrictions qui ne sont pas indispensables pour atteindre ces objectifs;
b) donner à ces entreprises la possibilité, pour une partie substantielle des produits en cause, d'éliminer la concurrence ».
Enfin, les accords de franchise bénéficient depuis 1988, en vertu de cet article, d'un règlement d'exemption par catégories. Ce règlement, aboutissement de la jurisprudence de la CjCE et de la pratique de la Commission, semble consacrer l'utilité des clauses d'approvisionnement exclusif dans le cadre des contrats de franchise.
2°) Énonciation des principes par la Cour de justice des Communautés européennes
L'arrêt Pronuptia, du 28 janv. 1986 (1), a été l'occasion pour la Cour de se prononcer pour la première fois sur la légalité des contrats de franchise, en l'espèce, un contrat de franchise de distribution. La Cour y a notamment pris
position sur les clauses qui nous intéressent.
Après avoir mis en lumière tout l'intérêt qui s'attache, tant pour les franchiseurs que pour les franchisés, aux systèmes de franchise de distribution, la Cour précise aussitôt qu'un tel système n'est viable que si le franchiseur
peut prendre « les mesures propres à préserver l'identité et la réputation du réseau qui est symbolisé par l'enseigne ». Par conséquent, de telles mesures ne sont pas des restrictions de la concurrence au sens de l'art. 85, paragr. 1.
Suit une énumération de ces mesures, dont font partie les clauses «prescrivant au franchisé de ne vendre que des produits provenant du franchiseur ou de fournisseurs sélectionnés par lui».
Leur raison d'être est que, grâce à elles, « le public pourra trouver auprès de chaque franchisé des marchandises de même qualité ».
Certes, il existe un autre mode de contrôle de cette qualité, qui consisterait pour le franchiseur à poser des spécifications de quahté objectives.
Mais la Cour admet que certains domaines d'activité excluent, de par leur nature, la formulation de telles spécifications : il en va par exemple ainsi du domaine de la mode, en continuelle évolution. Par ailleurs, elle reconnaît que veiller au respect de ces spécifications peut, « en raison du grand nombre de franchisés, entraîner un coût trop élevé».
Elle conclut donc de ces considérations qu'une clause d'approvisionnement exclusif « doit, dans de telles conditions, être considérée comme nécessaire à la protection de la réputation du réseau ».
Mais la Cour précise que la clause « ne peut aboutir à empêcher le franchisé de se procurer les produits auprès d'autres franchisés ". Cette interdiction, destinée à lutter contre le cloisonnement du marché, est constante en droit communautaire et se retrouve dans toutes les décisions de la Commission.
3° ) Application des principes par la Commission
La Commission a été saisie à de nombreuses reprises par des entreprises désireuses de bénéficier de l'exemption posée par l'art. 85, paragr. 3. Compétente pour accorder cette exemption à titre individuel, la Commission a progressivement dégagé les critères d'appréciation des clauses d'approvisionnement exclusif au regard de l'art. 85, à la lumière des principes posés par la CJCE.
Dans les décisions Pronuptia et Charles Jourdan, (respectivement du 17 déc. 1986 (2) et du 2 déc. 1988 (3)), la Commission a mis l'accent sur la nature et la qualité des produits concernés. S'agissant d'articles de mode, elle a considéré que l'obligation faite au franchisé de commander ces articles uniquement aux franchiseurs et auX fournisseurs indiqués par celui-ci, relevait du « contrôle indispensable à la préservation de l'identité et de la réputation du réseau symbolisé par l'enseigne », le but assigné à la clause étant de « préserver l'homogénéité de l'image de marque ».
La décision Computerland, du 13 juill. 1987 (4), reprend les mêmes fondements, mais en les complétant. Ainsi, la préservation de l'identité et de la réputation du réseau passe par le fait de permettre aux acheteurs d'obtenir « des produits de même qualité auprès de tous les franchisés»; l'obligation permet d'éviter la vente de produits de moindre qualité, qui ternirait la réputation du réseau, et ce au détriment, non seulement du franchiseur, mais aussi des franchisés.
La nature des produits en cause - produits de la micro-informatique de qualité élevée - n'est pas omise dans fa motivation de la Commission et sert à rejeter expressément le recours à des spécifications objectives de qualité: « compte tenu de la gamme étendue de produits offerts et de l'évolution teclmologique très rapide sur ce marché, il serait impossible de garantir le contrôle nécessaire de la qualité en fixant des critères objectifs de qualité que les franchisés pourraient eux-mêmes appliquer. En fait, l'établissement de normes objectives pourrait être préjudiciable à la liberté des franchisés de vendre les produits les plus récents sauf à actualiser continuellement les critères de qualité, tâche trop fastidieuse, sinon impossible ».
L'obligation d'approvisionnement exclusif est également considérée comme une " forme de contrôle de la qualité ", « nécessaire au bon fonctionnement de l'entreprise » dans la décision Service Master du 14 nov. 1988 (5).
La Commission ajoute toutefois que l'obligation, en l'espèce, n'interdit pas aux franchisés «de se procurer du matériel et des produits de qualité équivalente auprès de fournisseurs tiers ». Les produits en cause - produits chimiques - répondant à certains critères objectifs tels que « la sécurité, l'absence de toxicité, la biodégradabilité et l'efficacité ", il en résulte que le franchiseur ne doit pas « refuser d'agréer des fournisseurs proposés par les franchisés» .
La Commission est allée beaucoup plus loin dans sa déciSion Yves Rocher du 17 déc. 1986 où il n'est question ni de l'homogénéité - de l'image de marque ou des marchandises -, ni de l'identité et de la réputation du réseau.
Conduite à apprécier l'obligation pour le frandùsé de ne s'approvisionner qu'auprès de Yves Rocher ou des autres franchisés, elle considère de manière assez laconique que la clause d'approvisionnement exclusif "relève de la nature même de la fonnule de distribution" en cause (6).
En d'autres termes, l'obligation d'approvisionnement exclusif relèverait de la nature même de la franchise.
De la pratique administrative de la Commission est né le règlement concernant l'application de l'art. 85, paragr. 3 du Traité de Rome à des catégories d'accords de franchise.
Dans ce règlement, qui résume la position de la Commission, les clauses d'approvisionnement exclusif ne sont pas permises de plein droit.
Le principe fondamental sur lequel se fonde le règlement émane directement de l'arrêt Pronuptia : une clause incluse dans un accord de franchise ne peut être considérée comme contraire à la concurrence si elle est indispensable à la protection du savoir-faire, à l'idendité et à la réputation du réseau.
C'est ce qu'exprime l'art. 3-1 b) du règlement:
"le franchiseur peut imposer une obligation d'achat exclusif à ses ,franchisés, dans la mesure où cela s'avère nécessaire" pour protéger les droits de propriété industrielle ou intellectuelle de celui-ci ou pour maintenir l'identité commune et la réputation du réseau franchisé",
« lorsqu'il n'est pas possible en pratique, en raison de la nature des produits qui font l'objet de la franchise, d'appliquer des spécifications objectives de qualité ».
Il convient toutefois d'articuler cet article avec les dispositions de l'art. 5 points b) et c), qui prohibent le même approvisionnement exclusif lorsqu'il n'est pas justifié par l'absence de spécifications objectives (8). Lorsqu'il est possible de formuler de telles spécifications (cf. par exemple dans l'affaire Service Master) et que le franchisé est, malgré cela, empêché de s'approvisionner en produits de qualité équivalente à ceux qui lui sont proposés par le franchiseur, l'exemption ne s'applique pas. De même dans un tel cas, le franchiseur ne saurait refuser, « pour des raisons autres que la protection des droits de propriété industrielle et intellectuelle du franchiseur ou le maintien de l'identité et de la réputation du réseau franchisé, de désigner comme producteurs autorisés des tiers proposés par le franchisé ».
Enfin, les points b) et c) de l'art. 5 renvoient à leur tour expressément à l'art. 2-e du règlement dont il doit également être tenu compte dans le cadre de l'appréciation d'une clause d'approvisionnement exclusif: cet article interdit aux franchisés de fabriquer, vendre ou utiliser des produits concurrents de ceux du franchiseur qui font l'objet de'la franchise. Cela paraît normal: l'enseigne et la réputation du franchiseur ne sauraient profiter à un tiers
concurrent. Mais cette interdiction ne porte que sur les produits objet de la franchise; elle ne s'étend pas aux
pièces de rechange ou accessoires de ceux-ci.
Les décisions nationales s'inspirent largement, et de l'art. 3-1 b) du règlement, et des principes dégagés par les autorités communautaires,
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1. CJCE, 28 janv. 1986, aff.. 161-84, Rec. CJCE, p.353.
2. JOCE L 13 du 15 janv. 1987, p. 39, pt. 23 ii.
3. JOCE L 35 du 7 févr. 1989, p. 31, pt. 28.
4. JOCE L 222 du 10 août 1987, p. 12, pt. 23 vi.
5. JOCE L 332 du 3 déc. 1988, p. 38, pt. 17.
6. JOCE L 8 du 10 janv. 1987, p. 49, pt. 45.
7. Règl. CEE n' 4087-88, JOCE L 359, 30 nov. 1988, p 46.
8. Pour un commentaire approfondi des clauses du règl. CEE n°.4087.-88,
V. Olivier Gast, Les procédures européennes du droit de la concurrence et de
la franchise. éd. EJA Jupiter, 1989.
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