L'affaire Phildar ou le nouveau régime juridique des clauses d'approvisionnement exclusif




B. L'APPRÉCIATION NATIONALE DES CLAUSES D'APPROVISIONNEMENT EXCLUSIF

Le Conseil de la concurrence est, en France, une autorité non juridictionnelle, mais qui a compétence pour connaître des ententes et des abus de position dominante (9). A ce titre, il est habilité à appliquer directement les art. 85, paragr. 1 et 2, et 86 du Traité de Rome. Il peut donc, cumulativement, se prononcer aussi bien sur la base du droit français - art. 7 et 8 de l'ordonnance du 1er déc. 1986 - que sur la base des art. 85 et 86 du Traité de Rome.

En revanche, l'appréciation relative à l'art. 85, paragr. 3, relève de la compétence exclusive de la Commission.

Dans deux décisions en date du 24 mai 1994, relatives à des systèmes de franchise dans le domaine des services de coiffure, le Conseil de la concurrence, adoptant l'argumentation de la Commission, s'est appuyé sur les principes communautaires pour déclarer valides les clauses d'approvisionnement exclusif.

Il a ainsi décidé que «les produits utilisés dans les salons de coiffure (en cause) sont un facteur de transmission aux franchisés du savoir-faire du franchiseur et participent au développement de la notoriété de la marque et de l'enseigne ».

L'utilisation de ces produits, par ailleurs insusceptibles de faire l'objet de spécifications objectives de qualité, s'avère donc « indispensable à la bonne mise en oeuvre du savoir-faire» et peut valablement faire l'objet d'une obligation d'achat exclusif.II. VALIDITÉ DES CLAUSES D'APPROVISIONNEMENT EXCLUSIF EN FRANCE, DEPUIS L'ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION DU 10 JANVIER 1995
Les récentes décisions rendues par les juridictions françaises dans les affaires Phildar et Zannier (10) constituent un apport important dans l'interprétation de la lecture combinée des différents articles du règlement communautaire concernant les clauses d'approvisionnement exclusif. Leur rapprochement permet en effet d'esquisser une distinction entre produits accessoires et autres produits objet de la franchise, au sens de l'art. 2-e dudit règlement.



A. L'AFFAIRE PHILDAR

1°) Les faits
Depuis 1955, la Sté Phildar développe; par le biais d'une franchise de distribution, le secteur traditionnel du fil à tricoter, bas-collants, chaussettes et produits connexes auxquels sont venus ces dernières années s'ajouter des articles de lingerie féminine et des pulls prêts à porter.

Les contrats de franchise qui l'unissent à ses franchisés imposent à ces derniers, en termes généraux, de ne vendre dans leur magasin que des produits de la marque Phildar.

L'une des franchisés, en proie à de graves difficultés financières (avait sollicité de la Sté Phildar l'autorisation de commercialiser dans sa boutique des produits d'une autre marque. Bien que n'ayant pas obtenu cette autorisation, elle décidait néanmoins, au mépris de ses engagements contractuels, de créer au sein de son magasin Phildar, un rayon de vêtements de la marque Naf-Naf.

La Sté Phildar lui ayant fait sommation de cesser immédiatement ces agissements, de nature à porter atteinte à l'image de marque du réseau, elle décidait alors
d'introduire une action contre son franchiseur, en nullité de la clause d'approvisionnement exclusif de son contrat et en réparation de son préjudice.

2°) La procédure ayant vu ses demandes rejetées en première et en deuxième instances (11), la franchisée s'est alors pourvue en cassation. Parmi les moyens invoqués, cinq au total, l'un mettait en cause l'argumentation retenue par la Cour d'appel de Douai pour justifier la clause d'approvisionnement exclusif.

Selon ce moyen, la cour d'appel, en énonçant abstraitement que l'obligation de fourniture exclusive était valable parce que nécessaire pour préserver l'identité et la réputation du réseau de franchise, sans constater ni préciser en quoi elle était effectivement indispensable, mais en déclarant simplement qu'une telle stipulation était rendue indispensable par la nature même de la formule de distribution en cause, avait violé l'art. 85 du Traité de Rome et l'art. 8 de l'ordonnance n° 86-1243 du 1er déc. 1986.

En dépit de toute attente - la formule de la cour d'appel étant en tout point conforme à celle retenue par la Commission dans la décision Yves Rocher -, la Cour de cassation a accueilli ce moyen et requis de plus amples précisions sur la justification de la clause (12) : « Attendu que pour prononcer la résiliation du contrat de franchise aux torts de Mme Daubresse et la condamner à payer des dommages et intérêts à la Sté Phildar, la cour d'appel énonce que "l'obligation de fourniture exclusive imposée au franchisé Phildar est valable dans la mesure où elle est nécessaire pour préserver l'identité et la réputation du réseau de franchise Phildar; elle relève de la nature même de la formule de distribution en cause" ; Attendu qu'en se déterminant par de tels motifs, impropres à démontrer concrètement en quoi la clause litigieuse était indispensable pour préserver l'identité et la réputation 'du réseau de franchise, la cour d'appel a violé (l'art. 455 NCPC) ».3°) La portée de l'obligation de motivation
La Cour d'appel d'Amiens a abondamment motivé la nécessité d'insérer une clause d'approvisionnement exclusif dans le contrat de franchise qui unissait Phildar
à ses franchisés.

Avant d'examiner ses motifs, qui sont très proches de ceux retenus par les autorités communautaires, une brève remarque s'impose, relative à l'obligation désormais faite aux juges du fond de " décortiquer" un accord de franchise aux fins de voir si la clause d'approvisionnement exclusif qu'il contient est indispensable à l'intérêt du réseau.

Le Cour d'appel de Douai s'était largement inspirée de la formule de la décision Yves Rocher et de celle du règlement d'exemption, faisant référence à la fois à l'identité et à la réputation du réseau, et à la nature même de la formule de distribution en cause.

Or la Cour de cassation a relevé un défaut de motifs.

Ce faisant, elle a imposé aux juges du fond une recherche systématique de l'intérêt du réseau, apportant ainsi un éclairage nouveau à l'art. 3-1 b) du règlement (13).

La Cour de cassation rejette donc toute automaticité entre franchise et exclusivité d'approvisionnement. Mais sa rigueur nouvelle est-elle justifiée? Rien n'est moins sûr.

En effet, cette exclusivité participe, le plus souvent et avec un caractère d'automaticité, à l'essence même d'un réseau de franchise. En particulier, eue est synonyme pour le franchiseur de prévisibilité et de protection; elle est rassurante car elle lui garantit des débouchés pour ses produits. D'autre part, elle profite aussi aux franchisés du réseau: ceux-ci sont assurés que leur propre travail ne sera pas indirectement remis en cause par un franchisé limitrophe vendant des produits concurrents et dévalorisants pour la marque, lesquels créeraient une confusion dans l'esprit des consommateurs.

Plus fondamentalement, l'exclusivité d'approvisionnement n'est pas sans contrepartie pour le franchisé: le franchiseur lui apporte son savoir-faire, la réputation de sa marque et des méthodes de succès. En échange, et tant que ses prix demeurent concurrentiels, il est en droit de rester maître des produits vendus. En imposant un approvisionnement exclusif, il stimule la réussite de son réseau et la sauvegarde de son image de marque.

La Cour de cassation ne dit certes pas le contraire.

Mais sa rigneur nouvelle en matière de preuves et sa lecture surenchérie du règlement d'exemption semblaient menacer, à l'avenir, bon nombre de clauses d'approvisionnement exclusif. Certains franchiseurs craignaient que leurs franchisés tirent parti de cet arrêt pour vendre, sous leur enseigne, les produits de leurs concurrents. Finalement, l'arrêt rendu le 17 juin dernier est plutôt rassurant. Certes, les clauses d'approvisionnement exclusif doivent être justifiées. Mais la justification retenue par la cour d'appel, bien que très fouillée, ne comporte pas d'innovation majeure, ni d'exigence supplémentaire par rapport à la jurisprudence étudiée ci-dessus.

4°) La motivation de la Cour d'appel d'Amiens étant priée d'examiner la validité de la clause litigieuse au regard de l'art. 85 du Traité instituant la Communauté européenne, la cour d'appel commence par rappeler le contenu du premier paragraphe de cet article, ainsi que de l'art. 3-1 b) du règl. CEE n" 4087-88.

Les deux arguments qu'elle met ensuite en oeuvre ne sont pas nouveaux.

Le premier rappelle celui développé par le Conseil de la concurrence dans ses deux décisions relatives aux franchises de coiffure. Il consiste à démontrer que le savoir-faire du franchiseur réside précisément dans le choix exigeant des produits ou de leurs composants.

Le second repose plus classiquement sur la nature des produits en cause et l'étendue du réseau, dont il résulte que des spécifications objectives de qualité ne peuvent ni être définies, ni être imposées.

En revanche, il n'est nullement fait mention, dans l'arrêt de la cour, d'une quelconque distinction entre produits accessoires et produits essentiels de la franchise. La requérante soutenait pourtant que la clause d'approvisionnement
exclusif était formulée en termes trop généraux et couvrait indûment des produits qui n'étaient pas l'objet de la franchise. Ce faisant, elle visait notamment les articles de lingerie, plus récemment commercialisés au sein du réseau Phildar, qu'il y avait lieu selon elle de distinguer des « fil à tricoter, maille, chaussette's, bas, collants », produits plus traditionnels du réseau.

La cour d'appel, jugeant sans doute, ainsi que l'y incitait la défense de la Sté Phildar, que l'assortiment de produits proposé par le réseau Phildar restait cohérent - par rapport à la cible consommateur visée, à la complémentarité des produits entre eux, à l'enseigne et l'image du réseau -, n'a pas estimé devoir opérer la distinction à laquelle l'invitait le franchisé.

Le Conseil de la concurrence, lui, a en revanche opéré une distinction entre les différents produits sur lesquels portait la clause d'approvisionnement exclusif.B. L'AFFAIRE ZANNIER(14)C'est le Conseil de la concurrence qui, en l'espèce, était chargé d'examiner la conformité d'un contrat de franchise avec les dispositions de droit interne prohibant les ententes, à savoir l'art. 7 de l'ordormance du 1er déc. 1986 (15).

A cette occasion, il nous offre une analyse intéressante d'une clause d'approvisionnement exclusif en précisant notamment les produits auxquels une telle clause peut s'appliquer.

La Sté Zannier exploitait une franchise de distribution dans le domaine de l'industrie textile, et plus précisément dans le domaine des vêtements pour enfants.

Ses contrats types de franchise prévoyaient que " la totalité des achats et fournitures (du franchisé) sera effectuée auprès de la Sté Zannier SA ou auprès de fournisseurs agréés par la Sté Z Groupe Zannier", Les contrats comportaient en annexe la liste des fournisseurs agréés, libellée de la manière suivante: "Pour l'impression de vos documents... ; pour votre matériel de magasin... ; pour vos boîtes cadeaux... ; pour vos caisses enregistreuses ; pour votre imprimante Minitel...; pour vos calicots...". Les contrats, prévoyant l'actualisation régulière de cette liste, ne prévoyaient en revanche pas la possibilité, pour le franchisé, de solliciter l'agrément d'un fournisseur autre que ceux figurant sur la liste.

Le Conseil de la concurrence, se référant tant au "droit interne" qu'aux "règles dégagées au plan communautaire", rappelle qu'une telle clause n'est valable « qu'autant qu'il est prouvé qu'il n'est pas possible, en pratique, en raison de la nature des produits qui font l'objet de la franchise, d'appliquer des spécifications de qualité objectives ».

A ce stade de son raisonnement, le Conseil de la concurrence opère une distinction entre deux types de produits, dont le franchiseur impose l'achat exclusif.

Cette obligation concernait en effet non seulement les vêtements pour enfants, objet même du contrat, mais également les caisses enregistreuses, les éléments publicitaires et même l'aménagement du magasin.

A cet égard, le Conseil de la concurrence a reproché au groupe Zannier de ne pas prévoir la possibilité pour les franchisés de solliciter l'agrément d'un fournisseur autre que ceux figurant sur la liste.

En conséquence, la clause d'approvisionnement exclusif figurant dans chacun des contrats types, en tant qu'elle concernait les articles qui sont mentionnés en annexe au contrat de franchise, a été déclarée contraire aux dispositions de l'art. 7 de l'ordonnance du 1er déc. 1986.

Le Conseil a souligné qu'elle avait « pour effet de limiter la liberté commerciale des franchisés au-delà de ce qui était nécessaire au maintien de l'identité commune du réseau et de restreindre la concurrence que pouvaient se faire les franchisés sur la même ZOne de chalandise, en limitant leurs sources d'approvisionnement et les conditions de celui-ci». Par ailleurs, cette obligation « a pu avoir pour effet de limiter la concurrence sur les marchés de ces produits ».

Le Conseil a noté enfin que certains de ces produits étaient indispensables à l'exercice d'un commerce (par exemple les caisses enregistreuses) ; quant à ceux qui ne l'étaient pas (tels que les cadeaux remis à la clientèle), le Conseil maintient que l'obligation pour les franchisés de s'adresser, le cas échéant, aux entreprises désignées par le franchiseur, limitait leur autonomie au-delà de ce qui est indispensable pour assurer l'identité du réseau.En conclusion, si les franchiseurs sont désormais astreints, en France, à une motivation plus développée de leurs clauses d'approvisionnement exclusif, celles-ci n'en seront pas moins appréciées en vertu des mêmes critères que ceux dégagés au niveau communautaire, et qui peuvent se résumer ainsi:

Les clauses d'approvisionnement exclusif doivent être rendues nécessaires par:
- soit l'impossibilité de définir des spécifications dequalité objectives, en raison de la nature du produit en cause:
- soit l'impossibilité d'imposer de telles spécifications, ou d'en assurer le respect, en raison de l'étendue du réseau et du coût élevé que représenterait un contrôle satisfaisant de la qualité.
Elles doivent en outre être justifiées par:
- soit la nécessité de protéger les droits de propriété industrielle ou intellectuelle du franchiseur ;
- soit le maintien de l'identité commune et de la réputation du réseau. Ces notions recouvrent, selon les décisions, l'homogénéité de l'image de marque du réseau ou la constance de qualité des marchandises, au profit tant des franchisés que du franchiseur.

Enfin, ces clauses doivent être limitées aux produits objet de la franchise: ceux-ci peuvent être très diversifiés (décision Phildar), dès lors qu'ils présentent entre eux une certaine cohérence. Mais de telles clauses ne sauraient s'étendre à des produits qui ne contribuent pas à l'image et à l'identité commune du réseau (il en va ainsi de produits purement utilitaires tels que des caisses enregistreuses), ni à des produits qui se prètent à des spécifications objectives de qualité (décision Zannier).

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9. Le Conseil de la concurrence n'a pas une compétence exclusive pour le contrôle des pratiques anticoncurrentiel1es. Le juge répressif, ainsi que le juge civil ou commercial, peuvent également en connaître, par exemple dans le cadre d'une action en annulation d'une clause d'approvisionnement exclusif. Toutefois, les décisions du Conseil de la concurrence sont susceptibles de recours devant la Cour d'appel de Paris, dont les arrêts peuvent eux-mêmes faire l'objet d'un pourvoi en cassation. La Cour de cassation est donc, en demier ressort, gardienne de l'unité de la jurisprudence relative à l'ordo n° 86·1243 du 1er déc. 1986, relative à la liberté des prix et de la concurrence.
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